Depuis un certain temps, des pianos fleurissent régulièrement dans les gares, aéroports et autres lieux publics d’attente – en d’autre termes, lieux d’exposition sociale de soi. Partant de l’intention louable de meubler des temps morts, de créer du lien, ou encore de révéler des potentiels, que dit ce phénomène de la société que nous vivons ? Exposons trois situations typiques, pour illustrer, pour comprendre.
1ère situation
Je suis là, j’attends (mon train, ou que quelque chose se passe), et je ne sais pas utiliser un piano. Dès lors et de mon point de vue, je n’ai aucune raison de m’y essayer – publiquement, s’entend. En revanche, de l’extérieur, c’est un autre tableau qui se joue : c’est un individu hésitant à se lever et jouer un morceau, peut-être avec brio. Ce tableau est source de fantasmes, fantasmes dont je nourris ma conscience, car je projette dans l’imaginaire de l’Autre une image idéalisée de Moi. Pour l’Autre, je suis aussi bien Glenn Gould qu’XY : le piano me plonge dans un anonymat total, et, par-là, il m’en affranchit également.
2e situation
Je suis un pianiste confirmé. Je pourrais aller m’installer et jouer un peu de Bach, ou de Chopin, ou un air de Jazz, pourquoi pas. Mais si, justement, pourquoi le ferais-je ? Au mieux, les gens s’arrêteraient pour m’écouter et me lanceraient qui une pièce, qui un applaudissement – mon égo n’en a pas besoin, je pars demain donner un concert à Hong Kong et, surtout, je ne veux pas associer mon image à cette foule – et au pire, je passerais inaperçu – je ne peux pas me le permettre, rapport à ma carrière. Dans tous les cas, ce piano n’est pas là pour moi : je ne peux pas prêter (donc gratuitement, qui plus est), le fruit du mélange de mon talent et de mon travail à une foule informe de non-initiés, qui ne se soucieraient pas de moi, voire pire, me jugeraient selon des critères qu’ils ne maîtrisent pas.
3e situation
J’avais pris quelques cours de solfège, ce piano me le rappelle. Mon train n’est pas là et je l’attends, je suis probablement dans la même situation que beaucoup de ces gens, qui paraissent attendre aussi. Nous n’avons rien à nous dire mais l’attente que nous vivons nous rapproche : nous sommes sur le point d’être liés, et ce qu’il manque à notre rencontre effective, je me propose de l’incarner en exposant ce que je suis sûr d’avoir en commun avec la majorité des autres : je suis dans la moyenne. En jouant une mélodie populaire, je montre que je sais faire quelque chose, je prouve que je suis dans la norme, je contribue à effacer l’attente. En m’écoutant, ils m’admirent, ils s’identifient à moi, ils me sont reconnaissants. Je remplis l’espace et, par-là, je me donne une fonction : je ne suis personne mais ce piano me permet, sinon d’être quelqu’un, du moins d’être un peu moins personne.
Le piano public est un objet comme un autre, ce qui compte n’est pas sa musique, mais son essence sociale. La seule présence de l’instrument occupe, elle interdit le désintéressement : soit le piano attire, soit il repousse mais il agit sur les êtres sociaux qui l’entourent. Si sa fonction manifeste est peut-être de faire passer le temps, son rôle latent semble être de démocratiser la norme, en lui attribuant un nom, une image, une valeur. Le piano socialise l’anonymat, en tant qu’il le considère comme agent social à part entière ; en tant qu’il lui applique les lois du social.